Les douze jours - ou plutôt, comme on les désigne en Alsace, en Allemagne ou en Belgique, les "douze nuits" - s'insèrent, dans le calendrier chrétien, entre Noël et l'Épiphanie : entre le 25 décembre et le 6 janvier. Ils furent définis en 567 par le concile de Tours. Mais cette période, nichée au coeur de la nuit hivernale, alors que le monde est figé dans le froid et l'obscurité, n'est pas propre au christianisme : on en retrouve la trace aussi bien dans l'ancienne Mésopotamie qu'en Chine ou dans l'Inde védique. Ils pourraient représenter le hiatus entre le calendrier solaire, de 365 jours, et l'ancien calendrier lunaire, de 12 mois de 29 jours et demi chacun. Ils correspondraient alors au rattrapage nécessaire, à une période effectivement hors calendrier, entre deux temps, permettant, tous les ans, de retomber sur ses pieds : un passage à vide, une période de béance, un temps d'incertitude soumis à tous les dangers, un moment qui met en communication le monde des vivants et celui des morts. Le réveillon, à minuit, n'est-il pas en certains pays un repas offert aux morts ?
Ces 12 jours échappent à la durée profane, 12 jours et 12 nuits en attendant que le temps reprenne son cours normal. Ce statut hors de l'année confère à cette période une nature divinatoire : l'an qui vient y est en germe - le kleine johr, la "petite année", comme en dit en Alsace -, et il est possible, en examinant chacun d'eux, de prévoir ce que seront les 12 mois à venir, le temps qu'il va faire à tel ou tel moment, ou le succès des diverses récoltes. Mais il semble qu'il s'agissait originellement moins, dans ces 12 jours, d'annoncer l'avenir, que de "créer" l'année nouvelle, de la construire, de décider ce qu'elle serait : n'était-ce point le moment où l'on programmait les actions politiques ou militaires ?
Cette période représente, selon Mircea Eliade, "une restauration du chaos primordial", sachant que "le chaos est toujours suivi d'une nouvelle création du Cosmos" : il n'est pas de création, de recréation, qui ne s'exerce à partir du chaos, du retour à l'unité indifférenciée. C'est sans doute ainsi qu'il faut considérer les charivaris et toutes ces fêtes des fous qui bouleversaient alors les conventions et l'ordre social et que l'Église a choisi de condamner au XVème siècle. Déjà, dans la Rome antique, les Saturnales prônaient, du 17 au 24 décembre, l'inversion : l'esclave se faisait servir par le maître, le roi s'inclinait devant l'enfant pauvre ...
Les fêtes des fous étaient autrefois coutumières et n'hésitaient pas à profaner le refuge spirituel des sanctuaires. Outre les fous, notre Moyen Âge fêtait successivement l'âne le 25 décembre (jour de Noël, où l'on honorait l'humble âne de la crèche), les sous-diacres et le petit clergé le 26 décembre (jour de la Saint-Étienne, historiquement le premier des diacres), et les enfants le 28 décembre (jour des Saint-Innocents). C'était à chaque fois l'occasion de bouleverser les préséances, de faire porter à l'animal des habits sacerdotaux, de donner raison au fou, d'introniser l'enfant, d'élire l'évêque ou le roi d'un jour qui, tel celui de la fève, régnait sans conteste. Et les plus fous furent peut-être les représentants de la Révolution qui cherchèrent à abolir ce qui persistait de ces pratiques sous le prétexte qu'il n'y avait plus de roi. Alors qu'il s'agissait pour les plus humbles, les plus démunis de passer au premier rang, et, au moins une fois l'an, et dans la plus grande licence et irrévérence, de prendre le pas sur les autorités légitimes ... "Les clercs y paraissent les uns avec des masques aux figures monstrueuses, les autres en habits de femme, de gens vulgaires, de comiques ou d'histrions. Ils disent les offices en habits séculiers. On les voit déambuler dans le choeur, autour des autels, les bras chargés de bouteilles de vin, de gros pains et de quartiers de viande, de jambons. Couronnés de lauriers ou d'autres feuillages, ils se livrent tous ensemble à d'étonnantes facéties ; certains se coiffent de bonnets rouges. Ils dansent dans la nef, chantent des chansons grivoises, "mangent de la chair grasse jusques sur l'autel et proche du célébrant" ; ils jouent aux dés, jeu que l'Eglise et toutes les autorités repoussent hautement pas de multiples interdits assortis de graves menaces d'amendes et de peines, sur la Table sainte, près des vases liturgiques ..." (Heers, p. 182)
Et la Faculté de Théologie de Paris, en 1444, pouvait justifier ces manifestations : "Nous ne fêtons pas sérieusement, mais par pure plaisanterie, pour nous divertir selon la tradition, pour qu'au moins une fois par an nous nous abandonnions à la folie, à la folie qui est notre seconde nature et qui semble être innée en nous … Les tonneaux de vin éclateraient si on n'ouvrait pas de temps en temps la bonde pour les aérer. C'est pourquoi nous nous livrons à des bouffonneries pendant quelques jours pour pouvoir ensuite nous consacrer au service de Dieu avec une ferveur d'autant plus grande."
Certains ont pu voir là l'irruption des hommes-animaux, de la horde sauvage, telle qu'elle sévissait avant que ne soit instaurée la Loi, une façon de retourner à la barbarie des temps premiers. Et le temps de Noël était aussi un moment qui voyait la Chasse Hennequin se déchaînait dans le ciel. C'était une façon également de glorifier la spontanéité, l'innocence de ces êtres simples qui se situent avant le péché, ou avant l'âge de raison et qui ne se sont pas encore soucié d'évoluer et de composer avec les exigences de la société.
On peut noter une réplique de ces Douze Jours à l'opposé du calendrier, avec les six jours qui courent de la Saint-Jean d'été à la Saint-Pierre, où l'on pouvait présager le temps qu'il allait faire dans les six derniers mois de l'année.
- Arnold van GENNEP, Manuel de folklore français contemporain, Paris, A. et J. Picard, 1958 (tome I) - Rééd. 1988 - Le Folklore français, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1999 (tome III). - Jacques LE GOFF, J.C. SCHMITT, Le charivari, Paris, Éditions de l'EMESS, 1991. - Jacques HEERS, Fêtes des fous et carnavals, Paris, Fayard, 1983 - Hachette / Pluriel, 1997. - Claude GAIGNEBET et O. RICOUX, Les Pères de l'Eglise contre les fêtes paënnes, Carnavals et mascarades, sous la direction de Giovanni d’Ayala et Martine Boiteux, Paris, Bordas, 1988. - Bernard SERGENT, "Histoire ancienne des Douze Jours", Bulletin de la Société de Mythologie Française, n° 196 (3ème trimestre 1999).